Philippe Cimino

DE L’AÏKIDO À LA MÉDIATION INTERNE

Ancien responsable de service de prévention au sein du Conseil Général de la Haute-Corse (1995-2018), Philippe Cimino est aujourd’hui Chef de mission en animation et analyse prospective des risques psychosociaux et médiateur interne au sein de la collectivité de Corse. Cette vision à 360 degrés lui permet d’intervenir sur tous les versants, du curatif au préventif. Rencontre avec un préventeur soucieux de professionnaliser ses missions en interne.

Dans quel contexte votre mission de médiateur est-elle née ?

En 2018, la collectivité unique de Corse est entrée en vigueur, issue de la fusion des deux conseils départementaux de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, ainsi que de la collectivité territoriale, devenue aujourd’hui la collectivité unique de Corse. C’est dans cette nouvelle organisation qu’a été créé le poste de médiateur du travail pour accompagner cette transition. Il était important de mettre en place une politique de prévention pour faciliter ce changement. Depuis 2005, en tant que responsable du service de prévention des risques professionnels et psychosociaux, j’avais déjà des outils et un bon réseau. Ensuite, je me suis formé à la médiation via une formation diplômante.

J’étais donc mieux armé pour accompagner la fusion. Le poste de médiateur est venu s’ajouter à mon arsenal de compétences et de connaissances, ce qui m’a encore mieux préparé à ce rôle. J’ai pu utiliser mes acquis et mon expérience pour développer la médiation préventive afin d’aider à la transformation.

En quoi la fusion a-t-elle eu un impact sur le développement de la médiation ?

La fusion des entités a mis en lumière des désaccords latents depuis une dizaine d’années, ainsi que des comportements de repli, que j’appelle des « postures refuge ». Les inquiétudes liées à la fusion, sur le plan territorial, managérial et politique, ont contribué à renforcer ces comportements de repli, très difficiles à déloger. La fusion a bouleversé les repères des agents habitués à travailler dans un cadre défini avec des procédures établies. Ils se sont retrouvés face à des incertitudes quant à leurs tâches, leurs responsabilités et leur management. Ce changement a généré un sentiment d’anxiété, de tensions, renforcé par la peur de l’inconnu et des changements. Certaines personnes ont trouvé refuge dans leur zone de confort, refusant de sortir de cette posture. Avec la nouvelle structure organisationnelle, ces tensions accumulées au fil des ans et souvent occultées, sont remontées à la surface. Il a fallu faire face à ces déséquilibres… Je me suis appuyé sur un réseau composé d’acteurs : le service de médecine du travail, la direction des parcours professionnels, les organisations syndicales, l’assistante sociale du personnel, le service de prévention… J’ai aussi sollicité l’aide d’un psychologue externe pour proposer aux agents un espace de décharge émotionnelle et un regard neutre sur les situations. En fait, cette période de transition a nécessité de renforcer la collaboration avec les acteurs de la prévention pour surmonter les tensions et accompagner le changement.

Y-a-t-il aujourd’hui un service de médiation officiel au sein de votre collectivité ?

Oui, il existe une cellule de médiation interne qui fait partie de la Direction de la qualité de vie et des conditions de travail. Dans ce cadre, ma mission principale concerne les RPS. Et en fonction des situations, j’adapte mes interventions en prévention des risques professionnels, des risques psychosociaux ou en médiation.

Comment s’est faite votre rencontre avec la médiation ?

J’ai fait partie d’un syndicat, une expérience déterminante dans mon parcours. En signalant les dysfonctionnements dans l’organisation et en plaidant pour l’amélioration des conditions de travail, j’ai attiré l’attention de ma direction, qui m’a finalement donné carte blanche pour agir. Mon parcours est assez atypique, je dois le dire… Je suis devenu conseiller en prévention des risques professionnels et, en parallèle, enseignant d’aïkido et président de la ligue Corse Aïkido. Cela peut sembler surprenant, mais cela m’a aidé à guider les autres dans la résolution des conflits. Puis, j’ai réalisé qu’il manquait quelque chose à mon approche. C’est là que la médiation est entrée en jeu. Mon engagement dans une discipline comme l’aïkido m’a permis d’acquérir des compétences dans la gestion des conflits, en mettant l’accent sur la compréhension des attaques et la neutralisation de l’agressivité. En enseignant l’aïkido et en faisant des liens avec d’autres disciplines, j’ai développé une approche holistique de la médiation. Je vois une cohérence dans toutes ces expériences. Cette vision personnelle guide ma pratique de la médiation et nourrit ma capacité à établir des passerelles entre différents domaines. L’aïkido a été pour moi une source de solutions dans la gestion des conflits, car dans cet art martial, on parle de partenaires plutôt que d’adversaires.

Comment votre fonction de médiateur interne est-elle identifiée auprès des agents ?

Nous avons veillé à ce qu’elle soit clairement identifiée, ce qui est essentiel dans une collectivité comptant 5000 agents. Nous communiquons principalement via l’intranet, les comptes-rendus des CHSCT, ainsi que via des acteurs relais tels que l’assistante sociale du personnel et le médecin du travail. La confiance a été acquise progressivement, par le bouche-à-oreille, mais il a fallu du temps pour dédramatiser les tensions, car les conflits peuvent encore être tabous, comme dans beaucoup d’organisations.

Quelles sont les principales causes de tensions ?

Souvent, ce sont des tensions liées à des problèmes organisationnels. Par exemple, des projets de nouvel organigramme qui ne sont pas encore finalisés. Cela crée une sorte d’organisation silencieuse où les gens commencent à s’organiser par eux-mêmes, ce qui peut conduire à des malentendus, des conflits, des prises de pouvoir. Il faut être vigilant à cela, mais la médiation préventive fait partie du travail du médiateur.

En interne, qu’est-ce qui est essentiel pour gagner la confiance des agents ?

Le lien humain est crucial, ainsi que l’écoute. J’ai adopté une approche spécifique qui semble bien fonctionner : quand un agent me sollicite pour me parler d’une situation professionnelle tendue, je lui propose un échange téléphonique informel quelques jours plus tard. Cela permet de résoudre en général 50 % des problèmes simplement en posant quelques questions et en laissant la personne s’exprimer dans un cadre de confort. En fait, c’est une sorte de médiation homéopathique… La personne travaille sur sa problématique pendant quelques jours et souvent, trouve ses propres solutions. Elle se sent écoutée, comprise, sans nécessairement déclencher une médiation formelle. C’est une approche informelle géniale qui prouve que le simple fait d’accorder du temps à l’autre résout beaucoup de choses.

Quelle place accordez-vous à la médiation préventive ?

Notre approche de la médiation en milieu de travail a évolué au fil des ans. Nous avons compris que notre rôle n’est pas seulement d’intervenir lorsque des conflits surviennent, mais aussi d’empêcher qu’ils se produisent. C’est pourquoi il y a quelques années, nous avons mis en place des mesures pour faciliter le soutien des agents. J’ai créé un comité de prévention des risques psychosociaux avec les syndicats. Une initiative novatrice ! Cela a consisté à faire des délégués du personnel des « ambassadeurs » de cette cause, au lieu qu’ils se cantonnent à un rôle restreint consistant à signaler les problèmes et à uniquement pointer du doigt ce qui ne va pas. Très vite, ils sont devenus des partenaires actifs. Ces ambassadeurs ont formé une équipe qui a été incroyablement productive. Ils travaillent à mes côtés et se réunissent tous les trois mois. Ensemble, nous avons travaillé à l’élaboration de procédures, nous avons traité les griefs du terrain. Ce partenariat a été très fructueux. En fait, je les ai incités à s’approprier un processus de prévention. Je constate que lorsqu’on donne aux individus un sentiment d’appartenance, ils s’investissent davantage. Résultat, toute l’organisation a été gagnante.

En médiation, vous traitez les situations difficiles et les conflits. Allez-vous jusqu’au traitement des plaintes en interne ?

Tout à fait, nous traitons différents cas de violence et de harcèlement. C’est important de faire la différence entre les types de plaintes. C’est pourquoi le système informatique mis au point permet de les classer en risques professionnels (RP) ou en risques psychosociaux (RPS), qui portent sur les situations de harcèlement et de violence. Je prends toutes les plaintes au sérieux et je veille à ce qu’elles soient traitées de façon appropriée. Pour celles qui relèvent des RPS, les agents peuvent me saisir directement. Je les guide ensuite dans le processus, je les aide à rédiger leur saisine en utilisant des phrases types adaptées à leur situation. L’équipe est bien outillée pour gérer tous les types de situations et apporter un soutien aux victimes de harcèlement et de violence. Il est important de créer un environnement sûr et confortable pour tout le monde et de savoir prévenir ces incidents. En parallèle, je suis aussi certifié PSSM France – Premiers secours en santé mentale. C’est un plus quand on intervient en prévention.

Comment travaillez-vous avec les autres acteurs de la prévention ?

Il y a quelques années, il était difficile de collaborer avec les médecins du travail. Je pense qu’il y avait certaines incompréhensions sur nos périmètres d’intervention respectifs. Aujourd’hui, je crois que ma mission en prévention des risques psychosociaux et en médiation est reconnue. Nous travaillons maintenant ensemble sur le terrain, en partageant nos observations et nos analyses. J’anime aussi régulièrement des Comités de Pilotage (COPIL). Ce qui me permet d’échanger avec un réseau d’acteurs impliqués. Actuellement, je mets en place une commission d’analyse des accidents du travail. C’était pour moi essentiel de ne pas m’appuyer uniquement sur les déclarations de risques psychosociaux des psychiatres. Car souvent, ces déclarations sont basées sur l’expression du ressenti des personnes, sans prendre en compte d’autres éléments contextuels. Il faut évaluer l’ensemble, de façon neutre et équilibrée. C’est pourquoi j’ai mis en place une batterie d’indicateurs pour que tout ne repose pas que sur une analyse médicale. Vous voyez, ma mission dépasse largement celle de médiateur ! Elle englobe la prévention des risques psychosociaux et la gestion proactive des problématiques liées à la santé mentale au travail. Et vu que j’étais auparavant investi dans la prévention des risques professionnels, je continue d’être sollicité en interne dans ce domaine, par exemple, pour donner un avis sur l’état des bâtiments ou d’un équipement. Je vais aussi animer des formations sur la médiation pour les managers et les RPS pour le CNFPT, le Centre National de la Fonction Publique Territoriale.

En médiation interne, quelle est la place des écrits ?

C’est important de formaliser, mais cela prend du temps et tout cela demande une grande organisation. Je réalise des entretiens téléphoniques et en présentiel. Ensuite, je fais une restitution auprès des personnes concernées et de la hiérarchie, avec un plan d’actions et des pistes de solution émanant des protagonistes bien le préciser. Je donne des préconisations au niveau de l’organisation, mais parfois les conseils proposés ne sont pas mis en application. Ce qui peut créer des tensions, surtout lorsque les problèmes réapparaissent plus tard et que les agents m’associent à la direction en pensant que je n’ai rien fait. Alors que nous ne sommes que sur le conseil ou l’approche maïeutique des problèmes et de leurs solutions, charge aux managers d’en comprendre l’utilité et de son application.

Qu’est-ce qui vous satisfait le plus dans votre mission de médiateur ? Et le moins ?

Quand des personnes en conflit renouent le dialogue, adoptent de nouvelles méthodes de travail, se remettent au travail, c’est très satisfaisant. Ce qui est moins plaisant, c’est quand les personnes que j’ai aidées m’évitent ensuite, comme si je les renvoyais à leurs échecs passés. C’est comme une dette implicite qu’il faut comprendre et accepter.

Est-ce que la médiation peut être un outil de prévention des risques psychosociaux ?

Ce qui est certain, c’est qu’il ne suffit pas forcément de mettre de la médiation dans une organisation pour qu’il y ait moins de RPS. La médiation peut réussir en interne si le médiateur et tous les autres acteurs de la prévention travaillent ensemble, et que la légitimité du médiateur soit reconnue par tous. Il faut encore et toujours travailler sur ce point. Mes certifications dans ces deux domaines ont été pour moi une garantie de pouvoir accomplir au mieux ma mission, qui consiste à réguler les conflits et les risques psychosociaux organisationnels, et de savoir m’entourer de personnes pluridisciplinaires en matière de prévention. La qualité de la formation dispensée par « Place de la Médiation » est reconnue de tous, et je suis heureux d’être un apprenant permanent sur ce chemin d’apprentissage. Le concept de Salutogenèse, souvent évoqué lors de mes formations par feu Monsieur Bernard E. Gbézo, docteur en psychologie sociale et maître instructeur en situation de crise, est une notion qui prend tout son sens dans mon quotidien et notamment dans mes interactions avec autrui.

En tant que médiateur, vous vous définiriez comment aujourd’hui ?

J’ai l’impression de coiffer plusieurs casquettes. En fonction des situations, je me sens finalement médiateur-pompier, médiateur-vigile, médiateur-relais, médiateur-préventeur !

“Mon engagement dans l’aïkido m’a permis d’acquérir des compétences dans la gestion des conflits, en mettant l’accent sur la compréhension des attaques et la neutralisation de l’agressivité.”